GLOBAL
INDUSTRIE
Actualités

Partager sur

Comment construire son projet de digitalisation

C'est une évidence : l'industrie du futur, longtemps considérée par certains comme un concept marketing fumeux, est une réalité qui conditionne purement et simplement la survie des entreprises qui se numérisent donc progressivement. Or, quel que soit leur projet de digitalisation, plusieurs prérequis doivent être pris en compte…

Une table ronde, organisée le 6 mars dernier sur Global Industrie Lyon et animée par François-Xavier Hermelin, Rédacteur en chef de manufacturing.fr, s'est amusée à dresser un petit jeu des 7 erreurs à ne pas commettre en la matière à travers différents retours d'expérience.

 

LA DIGITALISATION : UN MOYEN ET PAS UNE FIN


Pour Laurent Assouad, qui œuvre comme Digital Officer au sein de Go Numérique Lyon métropole pour accompagner les entreprises dans leur transformation au sens large, le digital n'est qu'un paramètre parmi d'autres. Il travaille ainsi pour une CCI, "vieille dame" de trois siècles qui a besoin de s'adapter à un digimonde, alors que dans le même temps le gouvernement l'oblige à revoir son modèle en réduisant ses ressources fiscales. L'enjeu dépasse donc ici de très loin le seul volet digital.

Son travail consiste par conséquent à diffuser non seulement la culture du digital, mais aussi celle de l'expérimentation, du client, du résultat… à différents types de population (dirigeants, élus de la CCI, managers, collaborateurs…) à qui il faut inculquer ces préceptes et l'intérêt de se transformer. Pour lui, parler de transformation digitale s'apparente par conséquent à un abus de langage : ce n'est qu'un moyen et pas une fin en soi. Ce qu'on oublie à force de parler de digitalisation à tout bout de champ. Elle est au service d'une vision et d'une stratégie de l'entreprise, ni plus ni moins.

Engie rencontre une problématique identique de nécessaire mutation. L'ex-GDF a ainsi eu recours à la transformation digitale pour accompagner le mouvement de transition énergétique et de décarbonisation. Olivier Renvoisé, Lead Digital Operation, intervient sur la digitalisation dans l'ensemble des filiales du groupe, qui a créé en 2016 l'entité Engie Digital pour l'accompagner dans cette transformation. Il œuvre dans l'ensemble des business units, soit 24 entités et 70 000 personnes dans le monde. Il partage totalement l'avis de Laurent Assouad : la digitalisation est un moyen et non un but en soi. On n'a pas le choix : le marché pousse à cela. On se trouve en plus à un moment important où les technologies sont matures et permettent d'accompagner cette transformation.

Même analyse du côté d'Eric Yvain, Directeur Général de Saunier Duval ECCI, seule marque française du groupe allemand Vaillant. Concepteur et fabricant depuis 1907 d'équipements de confort domestique (chaudières, pompes à chaleur, ballons, panneaux solaires thermiques…), son entreprise compte 500 collaborateurs sur son site hexagonal. Elle a engagé une démarche de digitalisation à Nantes depuis 6 ans qui a débouché en 2017 sur une labellisation "Vitrine Industrie du Futur". Ici encore, celle-ci s'apparente à un moyen pour relever les défis de compétitivité, de flexibilité (ses clients sont de plus en plus versatiles sur le produit qu'ils attendent) et de qualité (via la traçabilité des produits). Y compris dans la compétition amicale qui l'oppose, au sein du même groupe, aux huit autres usines situées en Chine, Turquie, Slovaquie…

La digitalisation sert notamment à compenser les coûts salariaux, plus bas dans ces autres pays.

Didier Panis, Directeur des technologies de l'information de Saft, confirme les précédents avis. Sa société, qui regroupe 14 usines, 20 sites commerciaux, 4 300 personnes et 800 millions d'euros de chiffre d'affaire, appartient depuis trois ans au groupe Total. Elle fabrique des batteries dans le cadre de la stratégie énergies renouvelables du géant pétrolier. Alors qu'il est en charge du système d'information pour la mise en place de la digitalisation dans les usines et les bureaux, programme lancé en 2015, il considère la digitalisation également comme un moyen d'améliorer la productivité et la flexibilité. Digitaliser les usines et les bureaux permet à son entreprise centenaire d'être plus rapide, de supprimer le papier certes, mais aussi d'améliorer les processus de décision, de mise en production, de gestion du changement… Cela s'accompagne d'une refonte des process, avec la mise en place de méthodologies Lean appliquées à l'ensemble de l'usine.

Sans surprise, Ludovic Donati, Chief Digital Officer d'Eramet, va dans le même sens. Fort de 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires et de 13 000 collaborateurs, son groupe est présent partout dans le monde sur toute la chaîne de valeur des métaux, de l'extraction minière à la métallurgie. Son rôle est de piloter sa digitalisation, avec comme contraintes une activité qui se déploie sur des territoires peu connectés, comme la forêt équatoriale, et qui regroupe des métiers anciens. 

 

UN PROJET DE DIGITALISATION A ABORDER GLOBALEMENT… OU POINT PAR POINT !


Pour Eric Yvain, il faut le faire point par point. Il n'utilise d'ailleurs plus le vocable de "projet", ce mot sous-entendant que l'on commence et que l'on termine à une date précise, ce qui n'est absolument pas le cas dans le digital. Pour lui, c'est une "démarche" que son groupe a démarrée, mais qui ne s'arrêtera jamais. Le digital est un secteur très vaste qui couvre au moins 19 domaines. On ne peut pas tout faire : il faut faire des choix, et il construit donc sa démarche brique par brique en fonction des besoins et des demandes "clients", en externe mais aussi et surtout en interne.

Laurent Assouad est moyennement d'accord. Pour lui, l'un n'empêche pas l'autre. Dans un contexte où l'évolution est très rapide, où les technologies et les usages évoluent très vite, on est effectivement forcé d'avancer étape par étape. Mais si on le fait sans une vision globale, coordonnée, orchestrée et qui donne une cohérence à l'ensemble, on ne travaillera que par opportunisme. Au risque de se perdre. On va suivre le buzz en travaillant sur la blockchain, l'impression 3D ou autre parce qu'on en parle, en suivant les modes ou le prestataire/collaborateur le plus convaincant. Il faut donc faire les deux.

Ludovic Donati est d'accord avec lui. Eramet a commencé par une phase de tests un peu tous azimuts, avant de se dire qu'il fallait dégager une vision autour de trois axes : assurer la continuité numérique de la chaîne d'approvisionnement des minerais pour connecter la géologie à l'économie, optimiser les procédés par le Big Data, et assurer la traçabilité et la qualité des produits. Les différents projets de digitalisation sont déclinés en fonction de ces trois axes. Il faut un vrai intérêt en matière d'excellence opérationnelle et de service pour le client.

Olivier Renvoisé a une position entre les deux. Pour lui, une vision est nécessaire, d'autant plus qu'il s'agit d'une transformation générale du groupe, et non pas uniquement digitale : il faut donc qu'il soit accompagné par le management. Mais le raisonnement par étapes est également vrai : si on prend l'exemple de la production d'électricité ou du stockage de gaz, il a fallu, en deux ans et demi, passer d'abord par l'acquisition de données (à la base de tout), les nettoyer, puis les rendre aux opérateurs pour qu'ils puissent jouer avec elles, avant d'attaquer réellement les sujets digitaux. Si une étape est ratée, on ne peut pas arriver au bout. Certains projets se sont ainsi arrêtés chez Engie car on a voulu aller trop vite… Il faut avancer étape par étape. En se donnant le droit à l'erreur.

Didier Panis partage cet avis et une façon très proche de travailler. Saft, comme Engie, a dû passer d'une économie carbonée à une décarbonée en globalisant les énergies, tout en travaillant dans un contexte très hétérogène. Son entreprise possède ainsi 14 sites sur trois continents, aux histoires très différentes, et auxquels on ne peut donc pas s'adresser de la même façon. Il existe par conséquent une vision globale portée par le PDG de l'entreprise, déclinée ensuite sur des sites pilotes, lesquels sont finalement montrés aux autres pour les encourager à suivre cette voie. La maturité des organisations, à la fois dans la répartition géographique et dans les processus, doit également être prise en compte : dans la gestion des achats par exemple, on ne peut pas aller vers une digitalisation complète sans passer par des étapes. 

 

L'HUMAIN AU CENTRE DE LA DIGITALISATION


Pour Ludovic Donati (Eramet), il s'agit là d'un point central. L'humain est au cœur du levier digital à plus d'un titre. Il s'est ainsi heurté à un problème d'acculturation : pour caricaturer, nombre de collaborateurs ont peur que l'intelligence artificielle et les robots leur prennent leur travail et que l'on se retrouve in fine dans une usine déshumanisée. Il faut donc leur faire comprendre que l'industrie du futur est tout le contraire en leur expliquant ses concepts, et que la data et l'humain sont tous deux au cœur des changements actuels.

Didier Panis a la même analyse : l'humain est au centre de la digitalisation. Il est essentiel que chaque personne concernée, quel que soit son niveau dans la hiérarchie, soit impliquée très tôt dans le projet de digitalisation, avec des personnes en particulier qui le portent, via leur savoir-faire pour valider des interphases et favoriser ensuite la mise en place du changement.

Olivier Renvoisé souscrit entièrement à ce point de vue. La création de valeur se fait avant tout en local. Chez Engie, on part d'un besoin, la personne l'ayant exprimé accompagnant ensuite l'équipe en charge de la digitalisation jusqu'au bout du projet. Auparavant, on indiquait ce besoin à l'équipe SI qui le travaillait dans son coin. Désormais, et c'est une transformation majeure dans le digital, on va vers l'opérateur pour le comprendre et c'est ensuite lui qui va bâtir l'interface et définir les fonctionnalités. L'humain est donc totalement au centre

 

LES ERREURS A EVITER


Pour Eric Yvain, il faut avant tout éviter de faire du digital pour faire du digital : il est au service de l'homme, et non le contraire. Il faut donc éviter de perdre pied avec les besoins et les exprimer clairement. Deuxième piège à éviter : s'isoler et faire du développement digital dans son coin. Le mieux est de descendre le digital sur le terrain. Saunier Duval met ainsi au point ses robots collaboratifs au milieu des ateliers et non dans un laboratoire d'ingénieurs. Troisième écueil à prévenir, vouloir aller trop loin trop vite : la digitalisation est un changement culturel important et il faut prendre son temps.

Pour Ludovic Donati, l'erreur fondamentale à ne pas commettre est de considérer que la transformation digitale est comme l'IT et les systèmes d'information ou d'informatique : on est ici dans la transformation et son accompagnement, et rien d'autre. Il ne faut pas sous-estimer non plus l'acculturation : Eramet a ainsi lancé sur un site, avec une start-up, un projet auquel il croyait à fond. Ce dernier a fait un flop total car il n'était pas centré sur l'utilisateur. Au lieu d'essayer de penser à sa place, il faut le mettre au centre de la réflexion.

Laurent Assouad (Go Numérique Lyon métropole) rajouterait, comme erreur à éviter, de se lancer alors que l'équipe dirigeante n'est pas sensibilisée, convaincue et ne porte pas le projet.

Olivier Renvoisé (Engie) argumente également : il ne faut pas tenter, il faut oser !

Enfin, pour Didier Panis (Saft), ne pas prendre en compte la maturité de l'organisation ou du site sur lequel on travaille en arrivant avec une vision théorique constitue LE gros écueil à éviter. On doit s'adapter au terrain. Un autre serait de ne pas définir d'indicateurs de mesure : il faut se fixer des objectifs en travaillant en équipe et en quantifiant les résultats. Si, à la fin d'un essai, on se rend compte que cela n'amène pas de valeur, ajoute Olivier Renvoisé, il ne faut pas avoir peur d'abandonner la démarche pour en tenter une autre. Il faut savoir apprendre de ses erreurs, abonde Didier Panis : ne pas faire de retours d'expérience sur un projet qui n'a pas marché serait une grosse erreur car cela pourrait se reproduire…

Le 14/01/2020